5 Janvier 1986 Un cri s'échappe d'entre les lèvres roses d'un nourrisson. Plus frêle que la moyenne, il ne fait aucun doute quand à l'identité de la mère. Une junkie comme il y en a tant dans les rues de Williamsburg. Une junkie qui se prostitue à en juger par le dossier plus que fourni qu'elle possède dans cet hôpital. Dans un souffle, les yeux encore hallucinés par son dernier fix, l'accouchée murmure le prénom de son rejeton "Dwayne Stuart". Deux prénoms puants l'Amérique à plein nez comme pour conjurer le cruel sort qui s'acharne sur sa vie. On pose le petit Dwayne sur le ventre de sa mère et, dans un geste maladroit et presque prémonitoire, le nouveau-né tourne la tête pour ne pas croiser les prunelles aux pupilles dilatées de sa mère. Pas de chaleur ni de joie et encore moins de liesse lors du fameux "retour à la maison" qui marque un nouveau départ. Ce n'est pas un heureux papa qui est venu chercher la jeune accouchée et son enfant, mais le mac de cette dernière. Une cigarette plantée entre ses lèvres sèches, l'homme ne voit dans ce duo sortant de l'hôpital qu'un cruel manque à gagner. Elle ne va pas retravailler de suite mais va toujours consommer. Quand à ce moutard...mais qu'est-ce-qu'il va bien en foutre? Les mômes, ça craint dans la prostitution. L'état ferme les yeux sur beaucoup de choses, mais la protection de l'enfance ne va pas tarder à faire une descente s'il est mal soigné. Mentir et graisser des pattes ne sera pas un problème.
16 Février 1992 Assis devant la télévision, des écouteurs enfoncés dans les oreilles et le son à fond, Dwayne âgé de 6 ans, a les yeux rivés sur l'écran cathodique, la tête de sa petite soeur est posée sur ses genoux. Paupières closes, elle dort. Il distingue dans le reflet lisse du téléviseur l'étrange lutte qui a lieu derrière lui. Sa "mère" et un client. Malgré son jeune âge, il sait que ce qu'elle fait, ce n'est pas bien, que ce n'est pas "normal". Ces hommes qui se succèdent n'hésitent pas à la frapper. Lui, il n'aime pas quand on le bat, alors pourquoi sa "mère" qui est plus grande se laisse faire? Et il y a encore pire...c'est le Monsieur qui vient chercher l'argent et avec qui on doit être très poli. Dwayne le déteste encore plus que les corps anonymes sans visages qui se succèdent dans le misérable deux pièces qu'il habite. Il doit être gentil avec ce dernier, opiner du chef quand on lui pose une question, sourire et ne pas dire de vilains mots. Ne pas crier, ne pas pleurer, ne pas geindre. Le petit garçon détache le regard des deux silhouettes, reflets impudiques pour ses jeunes iris, pour se poser sur la moquette sale. En silence, il serre les lèvres, se mord l'intérieur de la joue, enfonce ses ongles dans les paumes de ses mains. Il a mal, là, au fond de lui, dans sa poitrine. Mais comment l'exprimer alors qu'il n'y a personne pour l'entendre? Comment trouver des mots pour expliquer cette douleur quand on a à peine 6 ans et le vécu d'un adulte? Combien de temps reste-t-il ainsi, tête baissée, regard perdu, laissant la douleur physique qu'il s'inflige emporter la douleur de son âme? Il ne le sait pas, mais derrière lui, la lutte est terminée. Il tourne la tête et voit sa mère s'approcher de lui, lui ébouriffer les cheveux avant de déposer un baiser sur son front. Elle aussi il la déteste. Elle ne le comprend pas. Elle ne cherche pas à savoir pourquoi il a l'air toujours si triste. Elle est toujours dans un autre monde, comme si elle vivait dans un drôle de dessin animé avec ses yeux tout noirs et ce sourire bête aux lèvres. Dwayne essaie de se dégager de l'étreinte maternelle, mais elle le tient contre elle, comme un noyé s'accroche à une bouée. Mais un enfant de 6 ans peut-il endosser un tel rôle?
9 Juillet 1998 Dwayne a 12 ans, est toujours englué dans un autre appartement sordide, un peu plus grand. Une terrible et abominable routine s'est installée. Les clients se succèdent et lorsqu'il y a une visite, il doit aller s'enfermer dans sa chambre et attendre que cela passe. Le seul réconfort qu'il a trouvé est sa soeur, Isla. Âgée de 9 ans, blonde comme les blés, elle est ce qui l'empêche de sombrer irrémédiablement. Il ne va plus à l'école. Ce qu'il y a appris lui suffit largement. Nul besoin de continuer à moisir sur une chaise à écouter un enseignant parler pendant des heures. Dwayne déteste l'autorité quelle que soit sa forme. Il n'y a jamais eu de règles à la maison, il ne doit rendre de comptes à personne, aucun besoin de se justifier si ce n'est auprès d'Ilsa envers qui il a développé un certain sens de la responsabilité. En plus, à l'école, on te pose toujours des questions : pourquoi t'es en retard, qu'est-ce-que c'est cet oeil au beurre noir, pourquoi ta mère ne vient jamais aux convocations, expliques moi cette bagarre, quelles sont les raisons de ton énième absence injustifiée et injustifiable? Cette nuit ne déroge pas à la règle. Adossé à la fenêtre du petit salon, Dwayne jette par la fenêtre le mégot de son joint. Il ne se souvient même plus depuis quand il fume...ça a dû commencer par ça, un mégot mal éteint. Un client vient d'entrer et il est temps pour lui et Isla de s'esquiver, de laisser leur "mère" faire son sinistre travail. La haine que l'adolescent éprouve s'est endurcie. Sa génitrice, comme il l'appelle, est un objet. Ni plus ni moins. Les putes sont toutes les mêmes. Des êtres faibles, qui aiment à courber l'échine devant un homme. Elles pourraient essayer de s'échapper, trouver au fond d'elles un semblant de fierté, mais il ne reste rien à sauver au fond de leurs âmes avilies. Sont-elles seulement encore des êtres humains? Dwayne en doute. Il n'y a qu'à voir le regard éteint de sa mère pour s'en convaincre. Un boeuf est plus expressif. Pour accéder à leur chambre, Ilsa et lui doivent passer devant l'inconnu. Dwayne espère toujours les mettre mal à l'aise, que son regard noir les hante et qu'ils soient incapable de bander. Il lâche un reniflement dédaigneux en dévisageant l'homme qui ôte son manteau. Ils sont tous laids. Sales et hideux. Prenant sa sœur par la main, il se dirige vers leur chambre et en déverrouille la porte. Cette pièce, seuls lui et Isla en possèdent la clé. Dwayne s'est efforcé d'en faire le seul endroit normal et il est hors de question que son épave de mère vienne souiller leur sanctuaire. La petite fille grimpe dans l'unique lit, s'y allonge et laborieusement commencer à lire à voix haute l'un des livres que Dwayne a volé à l'époque où il allait encore à l'école. D'un oeil morne et las, il fouille dans le tiroir de sa table de chevet pour en sortir un sachet. C'est tout ce qu'il lui reste comme herbe. Il esquisse une grimace...quasiment plus rien. Il faut aller se fournir et hors de question de laisser sa soeur ici, seule, avec sa "mère" et cet homme. Stoppant la gamine dans sa lecture, il lui murmure à l'oreille qu'ils vont sortir faire un tour à l'extérieur. Et c'est durant cette sortie que Dwayne va rencontrer pour la première fois les services de police. Mauvaise humeur? Rage contenue? Présence d'Ilsa à ses côtés? Dwayne n'a pas toléré la remarque ironique de son dealer à propos de sa soeur. Il lui a littéralement sauté à la gorge. Tout devint blanc, clair et net tandis que ses poings martelaient le visage de l'autre adolescent. L'être humain avait disparu ne laissant qu'un animal furieux et enragé. Le regard fou, le sang battant aux tempes un rythme tribal, seul importait la cadence des coups qui pleuvaient.Rien ne l'apaisera. Pas même les cris, les pleurs et les prières d'Isla. Dwayne ne reprit pleinement conscience que dans la cellule glaciale d'un commissariat anonyme. Ses mains étaient écorchées, il y avait du sang sur son pull déchiré. Et aucun souvenir de ce qu'il s'était passé. On parvient à toucher le coeur d'un avocat commis d'office et on s'en sort sans trop de dommages.
22 Septembre 2006 " Dwayne...Dwayne...DWAYNE! " Une voix déchire le silence. Une voix qui pleure. Deux mains s'accrochent à ses épaules. Deux mains qui le secouent. Deux mains qui lui apparaissent comme ceux d'un ange gardien qui le tire d'une torpeur. Il sent qu'on lui retire quelque chose qui était planté dans son bras. Ca fait comme un pincement, loin, très loiin sur son corps. Les sensations lui reviennent doucement. Par vagues. Le froid du carrelage sous ses mains. La lumière aveuglante du néon au plafond qui brûle les pupilles même derrière ses paupières closes. La douleur lancinante dans sa nuque raidie. Les odeurs du savon, du shampooing, du parfum bon marché qui se mélangent dans une écoeurante fragrance. L'eu du robinet qui coule, quelque chose que l'on tord. Des doigts frais se glissent dans ses cheveux trop longs, lui relevant la tête. On lui passe une serviette tiède et humide sur son visage. Dans un grognement, Dwayne ouvre les yeux, cligne des paupières comme un hibou et découvre le visage auréolé de lumière d'Isla. Elle a l'air inquiète et un pli soucieux barre son front. Ses yeux brillent de façon bizarre. Elle a...pleuré? Difficilement, Dwayne se redresse en prenant appui sur le rebord de la baignoire. Avec détachement, il nettoie les "dégâts". Isla n'aurait jamais dû voir ça. Il baisse négligemment la manche de son sweat-shirt, se frottant le creux du coude en un geste banal. " Désolé...je t'ai fait flippé? - Un peu ouais. J'ai cru que tu me faisais une OD. - C'est pas une OD qui m'emportera Isla." Il se tourne vers elle et avance d'un pas. L'inquiétude a cédé la place à la colère dans les yeux d'Isla. Dwayne soupire et esquisse du bout des lèvres un "désolé" muet avant d'ouvrir les bras. Comme lorsqu'ils étaient enfants, la jeune femme vint s'y blottir non sans le gratifier d'un coup de poing dans l'épaule. Ce qui le tuera définitivement ce serait de la perdre. Dwayne est une bête enragée dont les ultimes bribes d'humanité ont pour gardienne une petite soeur.
Violent, impulsif et instable...je suis toujours resté ce fauve indompté. Je suis encore hanté par des images que les années ne parviennent pas à effacer. Ma maudite génitrice, l'utérus qui m'a expulsé et jeté sur cette planète, elle est la source de cette haine, de ce dégoût viscéral que j'éprouve à l'égard de cette engeance féminine servile dont j'ai la charge. D'agneau je suis devenu loup. Seule ma soeur exerce un semblant d'influence sur mon comportement. Certaines des prostituées passées entre mes mains l'ont rapidement compris. La gentille Isla est le seul rempart qu'elles peuvent avoir contre moi.
|